Le développement des plateformes de diffusion vidéo et des réseaux sociaux, nouvelles infrastructures de communication, a provoqué la naissance d’une communauté de créateurs unique en son genre. À la fois porteuse de nouveaux styles et modes de savoir, et victime d’inégalités qui perdurent sur les plateformes, la « société des vidéastes » et leurs créateur·trices ont suscité l’intérêt de chercheur·ses de différents domaines.
Une « communauté d’apprentissage », avec la collaboration comme moteur
« Si une large partie des créateurs et créatrices ont des formations en lien avec leur pratique, l’accès à la création en ligne n’est pas soumis à un diplôme », souligne Bastien Louessard, maître de conférence en Sciences de l’information et de la communication au LabSIC, à Paris 13. Ses derniers travaux, portant sur la création de fiction sur YouTube en France1, cherchent à mieux comprendre le monde de la création sur YouTube. Au travers notamment d’entretiens sociologiques avec des vidéastes de fiction francophone vivant de leur activité créatrice, il opère un travail de définition des profils de vidéastes, questionne leur parcours, leurs pratiques et les dynamiques sociales de ce monde de l’art de manière générale.
Il ressort notamment de cette recherche que la situation des travailleur·ses sur YouTube, comme dans les secteurs culturels en général, est caractérisée par une importante précarité. Face à cette situation, le lien social et l’entraide jouent un rôle central. Au-delà de la création de collectifs (Golden Moustache, Studio Bagel…) et des nombreuses collaborations parfois fortement mises en valeur à l’image – on pense notamment à l’essor du “Feat and Fun” –, la coopération entre vidéastes reste fondamentale dans la pérennisation de l’activité créatrice sur Internet. En effet, ces créateur·rices ont tissé de vraies relations professionnelles, mais aussi bien souvent de véritables liens d’amitié. En ce sens, la création de vidéo en ligne peut, au même titre que le rock par exemple, être considérée comme un “Buddy Business”. L’importance de ce réseau de création influe entre autres sur la formation des vidéastes, sur leur capacité à être visibles et à perdurer dans ce métier, sur le renouvellement des pratiques, et est ainsi, pour un certain nombre, à l’origine même de l’activité créative.
L’intérêt de la plateforme pour ces créateur·rices est pluriel. Pour celles et ceux qui viennent du spectacle vivant par exemple, « elle permet de laisser une trace de la scène », c’est-à-dire rendre constamment visible l’éphémère. Face aux temps très longs des circuits de productions audiovisuels traditionnels, la diffusion en ligne leur permet également de retrouver une certaine forme d’interaction et de retour immédiat avec leur public. Pour certain·es, la diffusion de vidéos en ligne est également un moyen de mettre en visibilité leurs autres activités. C’est notamment le cas du standup, où les réseaux sociaux semblent être un important vecteur de visibilité.
Malgré une évolution des tendances sur la plateforme, Bastien Louessard observe une continuité dans la structuration “communautaire” des vidéastes, et des problématique qu’iels rencontrent lors de leur professionnalisation.
Une « double ségrégation » de genre sur YouTube
Les gender studies s’appliquent aussi à YouTube, où les discriminations s’exportent, voire s’exacerbent. Dans le cadre de sa thèse, Emma Gauthier, Doctorante en sociologie numérique à l’université Paris Est Marne-la-Vallée (UMLV), se penche sur la place des femmes sur la plateforme YouTube à travers l’analyse de près de 2 000 chaînes francophones, afin de déterminer à quel point la plateforme reproduit des stéréotypes de genre observés en société.
Les premiers résultats sont accablants : alors que l’audience est paritaire, seulement 22% des chaînes sont incarnées par des femmes, contre 74% par des hommes (le reste étant mixte). À cette sous-représentation s’ajoute une sous-performance, où les chaînes féminines représentent seulement 12% des vues et 18% des abonnements. Cette disparité peut résulter de la catégorisation genrée du contenu sur la plateforme. Là où les hommes sont particulièrement présents en jeux vidéo (39% des chaînes masculines), les femmes surperforment dans la catégorie lifestyle, qui leur génère près de la moitié des vues alors que seulement 35% d’entre elles rentrent dans cette catégorie. On peut imaginer que cette surperformance est liée aux recommandations algorithmiques, qui pousseraient donc les femmes à se produire dans cette catégorie au détriment d’autres comme en vulgarisation, où leur sous-représentation est dans la continuité de celle toujours observée en sciences.
À cette ségrégation relative au contenu, dite “horizontale”, s’en ajoute une “verticale”, touchant la répartition des postes de direction des plateformes, où les femmes sont encore sous-représentées. Malgré l’émergence récente de plusieurs résultats similaires, « il reste difficile d’avoir un panorama complet dans un contexte d’opacité en termes de données » estime Emma Gauthier, notamment pour développer des solutions efficaces face à cette discrimination numérique.
« YouTube, c’est une école de rattrapage »
Vulgariser n’est pas enseigner, et pourtant. Dominique Pasquier, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la sociologie de la culture et des médias, étudie les nouvelles formes d’apprentissage s’opérant à l’aide des vidéos amateurs de vulgarisation des savoirs et savoir-faire. À la frontière entre sociologie et sciences de l’éducation, l’équipe du projet Apprendre par la Bande (Applab) analyse la production, la réception et les formats de ces vidéos à l’aide d’un ensemble de méthodes regroupant questionnaire, entretiens et observations.
De la vulgarisation scientifique pour compléter l’enseignement, au bricolage pour réparer son évier, les vidéos sur les plateformes viennent bousculer la forme scolaire classique de l’apprentissage, « qui privilégie l’écrit, entraîne la séparation de l’écolier par rapport à la vie adulte, ainsi que du savoir par rapport au faire »2. Elles offrent une mise à disponibilité permanente des savoirs qui, fondée sur une variabilité des formats, rompt avec la séquence normée de l’heure de cours dans une salle de classe. Elles opèrent ainsi un déplacement des règles générales et des savoirs normés enseignés dans des filières standardisées, en proposant des apprentissages fondés sur des cadrages personnalisés et des communautés de pratique.
C’est cette souplesse qui permettrait aux vidéos de « suppléer ce qui manque à l’école » selon Dominique Pasquier, en particulier pour des individus souffrant des conditions de leur scolarité, et qui les regardent loin des classes surchargées et bruyantes, chez eux. Mais la frontière reste encore trop étanche entre la culture numérique des élèves et la culture scolaire des enseignants, alors que l’apprentissage par les vidéos est présenté par les élèves comme un moyen efficace de se concentrer. Bien qu’Internet soit souvent décrit comme un univers de dispersion par les enseignants, une vraie réflexion est à mener pour intégrer ces nouvelles formes d’apprentissage de manière contrôlée.
Nicolas Giroux
1 Ces derniers ont donné lieu à la publication de l’ouvrage Scène de la vie culturelle. YouTube, une communauté de créateurs (en collaboration avec Joëlle Farchy).
2 Vincent, G., Courtebras, B. & Reuter, Y. (2012). La forme scolaire : débats et mises au point: Entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves Reuter. Recherches en didactiques, 13, 109-135.